Bordeaux Aquitaine Marine
Le biscuit de mer par Alain Clouet - paru dans la revue Chronique d'histoire maritime, déc. 2009.
Le biscuit de mer (1) a été pendant plus de 2.000 ans la nourriture de base de tous les marins européens et arabes, un aliment riche sous un petit volume et d'une longue conservation. Les marins grecs l'utilisaient et Pline L'Ancien (2) raconte que les marins romains utilisaient le "panis nauticus". A l'époque romaine, les génois (3) étaient connus pour embarquer du biscuit à bord. Le moine Abbon y fait allusion au 10e siècle sous le nom "panis biscotus". Au 13e siècle, il était d'usage à Venise que chaque passager ou marchand embarque avec lui du biscuit et de la farine pour le pain frais pour la durée du voyage. Déjà en 1390, Froissard se préoccupait de "faire faire une grande quantité de biscuits pour la provision de l'armée de mer estant de présent en la coste de Provence". Un règlement publié en 1441 à Gênes, accorde à chaque matelot 30 onces de biscuit par jour. A cette époque, le biscuit de mer se vend aussi bien à terre qu'en mer et dans toute l'Europe, car il a l'avantage de mieux se conserver que le pain ordinaire, ce qui est précieux pour un marin en mer pour plusieurs jours. Le "panis biscotus" va devenir le "besquis", c'est à dire le pain cuit deux fois comme l'explique Joinville, le biographe de Saint-Louis. Aussi, lorsque les grandes traversées commenceront à l'aube de l'époque moderne, le biscuit sera naturellement l'aliment de base du marin. Il était distribué généreusement (453 g par jour pour le marin anglais, 550 g pour son homologue français du Ponant et jusqu'à 2 livres pour les galériens français), et constituait plus de la moitié des calories absorbées journellement. Un rapport d'avitaillement (4) établi à Dieppe en 1512 note "pour vng moys de trente jours Pain biscuyt, sept cens cinquante douzaines, qui est troys pains pour jour pour chaicun homme, de la façon de Honne fleu (5)". Le 25 aout 1543, François 1er écrit au seigneur de Grignan, lieutenant- général en Provence : " il faut bien prendre garde de point donner de biscuit qui croque, estant important, surtout dans ces commencements que les équipages n'avent pas lieu de se plaindre de la qualité des vivres".

La recette

La recette du biscuit de mer ne semble pas avoir fondamentalement changé au cours des siècles. C'est un pain longuement pétri, cuit généralement deux fois pour lui faire perdre le maximum d'humidité. Il en résulte une grande galette plate, ronde ou carrée, capable de se conserver pendant plusieurs mois si elle est bien emballée. Ce biscuit de mer est très nutritif (plus de 10% de protéines et présence de vitamines B). Chaque port prétendait avoir ses recettes, comme ces renommés boulangers de Honfleur qui faisaient leurs biscuits en deux étapes : dans un premier temps fabrication d'une pâte à pain très fermentée (dite pâte à pain brié) ; dans un deuxième temps, elle est mélangée à de la matière grasse (19%), de la farine de pur froment (19%) et du sel (2%). Ce pain était ensuite cuit en une seule fois. Le biscuit devait être sec, cassant, avoir peu de mie, et se gonfler dans l'eau sans se partager ni s'émietter. Il devait être fait avec de la farine de froment, pure et sans son, salée et cuite au moins deux fois selon l'ordonnance de 1689. Au 18e siècle, les biscuits de mer étaient des galettes de froment de 150 à 180 g. La farine variait en qualité selon les ports : elle était épurée à 35% à Brest, seulement à 15% à Toulon. La fabrication réglementaire de l'époque était la suivante (6) : · Mélange du froment, du levain et de l'eau (il n'y a pas de sel dans le biscuit). · La pâte est pétrie, très sèche. Cela nécessitait de la pétrir avec les pieds ! · Mise en forme de la galette. · On perfore le biscuit avec une crinette. · Cuisson durant 1 heure et demi. · Stockage pendant 6 semaines pour le ressuage de l'humidité. En 1722, Antoine Parmentier et le pharmacien Cadet de Vaux imaginent de nouvelles méthodes de panification pour remplacer le biscuit de mer distribué dans les prisons et les hôpitaux (pain biscuité et pain de pommes de terre) et mettent au point les boîtes étanches qui vont être adoptées par les bords. Philippe Macquer, dans son dictionnaire de 1801, nous donne une recette quelque peu différente. Au lieu d'être cuite une fois, la pâte subit deux cuissons pour les biscuits destinés au cabotage et quatre cuissons pour ceux destinés aux longs voyages. En fait, dans tous les ports importants, il y avait des boulangers pour cuire le biscuit de mer artisanalement (Paimboeuf, Bordeaux, Saint-Servan, Eu , Honfleur, Varennes, etc.). Les plus célèbres sur la côte atlantique étaient les boulangers nantais tous regroupés quai de la Fosse, pour être près de leurs clients. La première exposition industrielle tenue à Nantes en 1825, fut l'occasion d'un concours de biscuit, dont le jury notera : "ces biscuits sont appréciés depuis longtemps par le commerce de Nantes qui les embarque avec une confiance toujours soutenue". La Royal Navy avait des méthodes très similaires pour faire le biscuit, le principe étant toujours de mettre le minimum d'eau dans la farine, de pétrir la pâte afin d'obtenir des galettes plates que l'on cuit lentement. Le biscuit était ensuite stocké dans des toiles, le tout enfermé dans des boîtes en fer blanc (quand elles furent inventées). Autre point commun avec le biscuit français : le goût immodéré des charançons pour ce produit !

Conservation

Malgré sa grande utilité sur le plan nutritif, le biscuit de mer n'était pas toujours populaire, loin s'en faut. Mis en barils pendant des années, il était souvent couvert de moisissures ou infesté d'asticots. Et il était dur à s'en casser les dents. Les témoignages sur ce point ne manquent pas. Nous avons noté ci-après quelques remarques prises au hasard dans des journaux de bord personnels aussi bien chez les officiers : "En réalité, nous ne mangions jamais les charançons si nous le pouvions. Le biscuit était toujours bien cuit avant d'être servi à table et, avant de le manger, il suffisait de le heurter violemment quelques fois sur la table pour faire tomber les petites carcasses brunes", que chez les matelots : "la seule viande fraîche qu'on avait à se mettre sous la dent se retrouvait dans le biscuit […] il fallait se rendre dans un coin sombre afin de ne pas voir ce qu'on mangeait". Horace Putman, marin à bord de La Plata ironise même : "des biscuits qui auraient pu remplacer avantageusement l'ardoise pour recouvrir le toit des maisons, puisqu'ils sont bien plus durs et par conséquent plus durables". Il était donc nécessaire de prendre un soin tout aussi particulier pour la conservation du biscuit que pour sa fabrication comme le note Bonnefoux
(7) : "Quand il est de bonne qualité et bien préparé, il se conserve, à bord, plus d'un an. Il est convenable de le transporter, à bord, par un temps sec, et que les soutes où on le renferme aient été dégagées de toute humidité. Le Biscuit a l'inconvénient de ne se laisser pénétrer que difficilement par les sucs digestifs ; et, malgré tous les soins qu'on peut avoir pris, on le voit, souvent d'ailleurs, se moisir, en cours de campagne, et se détériorer ; il devient, alors, désagréable et malsain. On peut faire passer, de nouveau, au four, le Biscuit attaqué par les insectes qui, ainsi que leurs oeufs, sont alors détruits par la chaleur. A bord des grands bâtiments de guerre, on embarque, en farine, jusqu'au tiers des rations nécessaires pour la campagne, et l'on fait, dans le four du bord, du pain pour l'équipage ; comme le pain contient une assez grande quantité d'eau, la ration en pain frais est, en volume, un tiers en sus de celle du Biscuit. Il paraît qu'on abandonne le moyen d'embarquer le Biscuit dans des caisses en tôle où il était à l'abri des rats ainsi que de plusieurs insectes ; et que, comme ces caisses étaient d'un emploi fort cher à cause du peu de soin qu'on en prenait quand le Biscuit en avait été extrait, on en est revenu à le loger en grenier, dans des soutes brayées et bien closes." Pour garantir la conservation du biscuit, ce dernier est l'objet de toutes les attentions tout au long de la chaîne d'approvisionnement. Ainsi dès la sortie du four il est stocké dans un magasin préalablement chauffé, situé au-dessus du four, complètement isolé par un lambris de planches calfatées. Il ne sera sorti que deux mois plus tard au minimum pour être directement plusieurs mois plus tard pour être embarqué après une dernière phase de maturation de deux mois : "un mois pour ressuyer et autant pour le rendre rassis (8)". Les boulangers provençaux préfèrent à cette méthode le séchage dans de grands greniers aérés. Les soutes à biscuit (9) du navire sont elles aussi préparées. Elles sont doublées de fer blanc, calfatées, puis nattées entièrement avec des nattes de Provence. Six jours avant l'embarquement elles sont chauffées avec des poêles à charbon. Le biscuit peut ensuite être embarqué avec soin pour laisser le moins d'air possible. L'écoutille sera ensuite refermée et ne sera pas ouverte avant son utilisation. Malgré les précautions prises lors de sa cuisson, le biscuit restait un produit fragile, très sensible à l'humidité et moisissant facilement. Il devenait alors désagréable au goût et était attaqué par des insectes. On palliait à cet inconvénient en le chauffant au four pour tuer les insectes et leurs larves. Le biscuit avait un autre inconvénient non négligeable qui était celui de sa friabilité sous l'effet de l'humidité. Il avait tendance à former des brisures que l'on appelait le machemoure. Ce machemoure (10) était automatiquement déclassé et ne rentrait plus dans les rations, d'où des pertes qui pouvaient être importantes.

Progrès en qualité

Il fallut attendre en fait le début du 19e siècle pour que l'on daigna s'occuper de la qualité du biscuit dont le goût, quand il n'était pas attaqué par les charançons ou la moisissure, était insipide. De plus, l'inspecteur Général du service de santé Keraudren écrivait en 1825 : "en considérant cette substance sous le rapport alimentaire, on lui reproche avec fondement de n'offrir qu'un pain dur, mat, qui trempe difficilement et qui fatigue l'estomac par sa pesanteur". Le biscuit de mer, vu les énormes quantités que mangeaient les marins et les soldats en campagne, fut l'un des premiers aliments à bénéficier de l'industrialisation. C'est en 1833 que l'anglais Grant construit un pétrin entièrement mécanisé avec dosage automatique de l'eau et de la farine (11), à l'exception de l'extraction de la pâte du pétrin qui restait manuelle. Installée à Portsmouth, cette machine coûtait la bagatelle de 3 000 livres sterling, mais elle permettait le fabrication de 160 000 livres de biscuit par 24 heures ! Le français Farcot présente à son tour un pétrin mécanique à l'Exposition de 1834. Mais c'est un pétrin anglais que l'arsenal de Toulon commandera en 1836 à l'ingénieur anglais John Rennie (12), un pétrin qui ne donnera jamais vraiment satisfaction. Les premières boulangeries industrielles privées n'apparaîtront en France qu'en 1862. Un avatar du biscuit de mer, naît en 1886 dans les fours de Lefèvre-Utile : le "véritable petit beurre LU" qui enchantera des générations d'enfants à travers le monde. Conclusion Restait bien sûr, la possibilité de faire du pain frais. A bord des grands bâtiments de guerre, on embarquait, en farine, jusqu'au tiers des rations nécessaires pour la campagne, et l'on faisait, dans le four (13) du bord, du pain pour les officiers et les malades, éventuellement pour l'équipage. Mais le pain frais était pratiquement inconnu des petits navires pour la simple raison qu'il nécessitait de l'eau pour sa confection et du bois pour sa cuisson, et prenait donc beaucoup plus de place que le biscuit dans les soutes. Kemp (14) note que l'introduction systématique de boulangers sur les bâtiments de la Navy, date seulement du début du 20e siècle. Alain Clouet (membre de la Société Française d'Histoire Maritime) Bibliographie : - Bonnefoux, Joseph Pierre Marie & Pâris, François Edmond - Dictionnaire de la marine à voiles et à vapeur. - A. Bertrand, Paris, 1847 - Jal, Auguste - Glossaire nautique. Répertoire polyglotte de termes de marine anciens et modernes - 2 vol., Paris : Didot, 1848 - Boudriot, Jean - Biscuits et pain dans la marine d'autrefois. - NEPTUNIA 163/1986-3. - Macquer, Philippe, Jaubert, Pierre - Dictionnaire raisonné universel des arts et métiers - Leroi, 1801. - Mercier , Alain - Portefeuille industriel : Biscuit, steam and speed – Revue du CNAM n°25, 12/1998. - Rozier François, Chaptal Jean-Antoine-Claude, Thouin André - Dictionnaire universel d'agriculture - Paris, Chez Delalain, 1871. Notes [1] On disait encore pain de mer ou biscotin. [2] Cité par Alard – op.cité. [3] Habitants de Gênes à l'époque. [4] cité dans Antoine de Conflans – Les faits de la marine et navigaiges (1515 à 1522) (publié par Jal dans les Annales Maritimes, juillet 1842 [5] Honfleur. [6] Cité par Alard – op. cité. [7] Bonnefoux, op. cité. [8] Cité par Macquer – op. cité. [9] Il y avait quatre soutes à biscuit sur un vaisseau de 1er rang. [10] Il est intéressant de noter à propos du machemoure que toutes les nations méditerranéennes le connaissaient depuis les espagnols (mazamorra) jusqu'aux grecs (madzamoúra) en passant par les turcs[10] (paçamura). Cela confirme l'universalité du biscuit comme nourriture des marins méditerranéens. [11] in Deptford Victualling Office, England – MTCo 78, 86, 89, 179. [12] in Revue du CNAM N°25, déc. 1998. [13] Rappelons que le four était situé près de la cuisine ou dans la batterie basse près du grand mât. [14] op. cité.
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