Bordeaux Aquitaine Marine

Le centenaire de la bataille des Dardanelles

Ana Pouvreau
Nous remercions Ana Pouvreau qui nous a autorisé à publier cet article paru pour la première fois dans la Revue de Défense Nationale, N°780, Mai 2015, pages 115-119 - lien : http://www.defnat.fr/site_fr/archives/res_auteurs.php?caut=4741 Les photos sont de Alain Clouet Ana Pouvreau est écrivain et chercheur en sciences politiques, docteur ès lettres de l’Université de Paris IV Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Auteur d’un ouvrage sur la Légion étrangère "Le système Légion" (2008). Spécialiste des mondes russe et turc. « Ave Gallia Immortalis » L’année 2015 marque le centenaire de la bataille des Dardanelles (1). Celle-ci fait l’objet de commémorations particulières, afin d’honorer la mémoire des 27 000 soldats français blessés ou morts en 1915, lors de l’un des épisodes les plus tragiques de la Première Guerre mondiale. Atatürk, fondateur et premier président de la République turque, prononça en 1934 ces phrases bouleversantes à l’attention des mères de soldats du Corps d’armée australien et néo-zélandais (Australian and New Zealand Army Corps, ANZAC), morts au combat sur la péninsule turque de Gallipoli, lors de cette campagne : « À ces héros qui ont versé leur sang et perdu la vie : vous reposez désormais dans la terre d’un pays ami. Reposez donc en paix. Il n’y a pas de différence entre les Johnnies et les Mehmets qui reposent côte à côte dans ce pays qui est le nôtre. Vous les mères, qui avez envoyé vos fils de lointains pays, séchez vos larmes ; ils reposent maintenant en paix dans notre giron. Après avoir perdu la vie sur cette terre, ils sont devenus nos enfants ». Cet illustre message figure à la fois sur le mémorial du Soldat inconnu à Gallipoli, mais également sur les mémoriaux australien et néo-zélandais inaugurés en l’honneur d’Atatürk à Canberra (1985) et à Wellington (1990), en échange de la reconnaissance par le gouvernement turc de l’appellation « Anzac Cove » pour désigner la crique où débarquèrent les troupes de l’ANZAC, le 25 avril 1915. Lors des cérémonies d’Anzac Day, tous les 25 avril, des milliers d’Australiens et de Néo-Zélandais se rendent à Gallipoli pour honorer la mémoire de leurs ancêtres tombés au champ d’honneur (soit plus de 8 000 soldats australiens et plus de 2 500 Néo- Zélandais). Les Britanniques affluent pour assister, dans la plus grande ferveur, aux commémorations et aux offices religieux en l’honneur de leurs 30 000 morts. Les Turcs, quant à eux, visitent la péninsule toute l’année et célèbrent l’héroïsme de près de 60 000 soldats ottomans morts au combat et de plus de 100 000 blessés. En effet, pour la Turquie, cette victoire ottomane est surtout celle d’Atatürk, chef charismatique, impitoyable au combat, galvanisant les hommes du 57e régiment d’infanterie (57 nci Piyade Alayi), lors des combats les plus sanglants, par la formule : « Je ne vous ordonne pas de combattre mais de mourir ». Il est considéré comme le sauveur des Dardanelles et devient, à partir de cette victoire, l’homme providentiel qui mènera triomphalement la guerre d’indépendance, d’où la volonté des Turcs de maintenir vivante cette page fondatrice de leur histoire, notamment avec l’imposant Musée de Gallipoli/Kabatepe, inauguré en 2012. Mais en ce qui concerne les Français, Mat McLachlan, spécialiste australien de l’histoire de l’ANZAC écrit : « Avant de quitter le cimetière français, ayez une pensée pour les hommes qui reposent ici, ce sont les combattants oubliés de Gallipoli. On a rendu hommage à la contribution française à la campagne après la guerre, mais aujourd’hui, cet épisode est tombé aux oubliettes de l’histoire, notamment en France. Tandis que les Australiens viennent à Anzac Cove ; les Néo-Zélandais à Chunuk Bair ; les Britanniques au Cap Helles et les Turcs à Morto Bay, les Français, eux, ne viennent pas ». Parmi les Johnnies et les Mehmets, nulle référence en effet, dans la citation d’Atatürk, n’apparaît concernant le sacrifice des milliers de soldats français du Corps expéditionnaire d’Orient, engagés dans ces combats, entre 1915 et 1916, sous le commandement du général Albert d’Amade. Nos morts français, dont la majorité n’a pas été identifiée, reposent aujourd’hui au sein du cimetière français de Seddülbahir à l’extrémité Sud de la péninsule. C’est le plus vaste parmi la trentaine d’autres cimetières militaires. Il est parfaitement entretenu et une sérénité étrange emplit les lieux. Chaque année, le Consul général de France à Istanbul, s’y rend traditionnellement en compagnie de personnalités militaires et civiles, les 24 et 25 avril. Par contraste avec les stèles blanches qui parsèment les pelouses verdoyantes des cimetières alliés, quelque 3 000 croix noires en fer forgé sont alignées au milieu des lavandes. L’écrivain australien Leslie Allen Carlyon, auteur d’un remarquable ouvrage sur la campagne des Dardanelles écrit : « Quelques jours avant Anzac Day, les croix du cimetière français de Morto Bay sont fraîchement repeintes en noir. Une impression d’honnêteté s’en dégage. Elles ont l’austérité de plots de clôture métalliques et on a l’impression qu’elles sont faites de ce matériau. On s’attend à y voir enrouler du fil de fer barbelé. Avec leurs parterres de roses et leurs grands espaces, les cimetières britanniques semblent dire que la guerre est une expérience triste mais édifiante ; les croix françaises nous disent que la guerre est sombre et sordide ». Créé en 1923, le cimetière regroupe les corps provenant de 4 autres cimetières français de la région soit 15 236 corps (dont 12 000 dans cinq ossuaires), dont seulement 3 236 ont été identifiés (2). Des plaques commémoratives rendent hommage aux forces terrestres, mais également aux 643 marins français du cuirassé Bouvet, coulé par les Turcs, le 18 mars. En effet, la campagne des Dardanelles a comporté deux phases : une phase navale (de février à mars 1915) et une phase terrestre (du 25 avril 1915 au 8 janvier 1916). En janvier 1915, à Londres, alors qu’à l’Ouest, le front s’est figé dans une guerre de position, Winston Churchill, Premier Lord de l’Amirauté, parvient à triompher des réticences de Lord Kitche ner, ministre de la Guerre, et à convaincre le gouvernement britannique de s’engager dans une attaque navale dans le détroit des Dardanelles, sans toutefois démunir le front occidental de ses unités terrestres. L’objectif est de remonter la mer de Marmara, prendre Constantinople, atteindre enfin la mer Noire pour ravitailler la Russie et écarter la Turquie du conflit. En novembre 1914, la Russie, la Grande-Bretagne et la France ont déclaré la guerre à la Turquie, à la suite notamment d’un imbroglio diplomatique concernant la vente, puis la confiscation, de deux navires de guerre par les Britanniques à la Turquie. La France s’engage immédiatement aux côtés des Britanniques dans cette opération. L’offensive navale lancée, sous le commandement de l’amiral John de Robeck, pour forcer le détroit des Dardanelles, est un échec cuisant. En une seule journée, le 18 mars 1915, trois navires britanniques et français sont coulés par les Turcs, aidés dans leur défense par l’Allemagne. L’amiral de Robeck refuse de poursuivre l’offensive. À partir de cet échec, la décision d’un débarquement est prise. Une offensive terrestre menée par un corps expéditionnaire de près de 80 000 soldats de la coalition doit permettre d’atteindre les objectifs fixés en janvier. Le 25 avril 1915 à l’aube, la flotte franco-britannique entre dans le détroit. Les plages, puis les hauteurs de la péninsule, constituent les objectifs à prendre. Mais rien ne se passe comme prévu. Le relief présente des difficultés inattendues, dont ne rendent pas compte les cartes. L’entraînement hâtif des soldats de l’ANZAC en Égypte s’avère insuffisant. La résistance de la Ve armée turque placée sous le commandement du général allemand Otto Liman von Sanders, a été sous-estimée par l’état-major allié, qui croyait aisée une victoire contre les troupes d’un empire en pleine désintégration. Les Alliés se heurtent à plus de 80 000 soldats ottomans emmenés des quatre coins de l’empire à Gallipoli. Une guerre d’usure sanglante commence alors avec des pertes incommensurables dans les deux camps. Aujourd’hui, les dédales de ces infernales tranchées sont encore visibles. Dans la chaleur étouffante de l’aride péninsule, les combattants sont confrontés à un véritable enfer terrestre. Ils luttent pendant neuf mois contre la soif constante – les besoins en eau ayant été sous-estimés lors de la préparation de l’opération – contre la vermine et les maladies qui se propagent en raison de la décomposition des milliers de cadavres qui ne sont pas évacués. Les pertes alliées sont estimées à 60 000 morts au moins, auxquels viennent s’ajouter 125 000 blessés et 100 000 morts de maladie. Au début du mois de mai 1915, le résultat est atterrant : les forces terrestres de la coalition, au sein de la MEF (Mediterranean Expeditionary Force), ont perdu la moitié de leurs effectifs. En août 1915, les pertes sont immenses, mais les Alliés tentent un nouveau débarquement dans la baie de Suvla. Les Alliés se résignent à évacuer la péninsule à partir de ce même site, dès le mois de décembre 1915. Les Français quittent Gallipoli le 1er janvier 1916. En termes de pertes humaines, une génération est décimée. Lors des commémorations annuelles en avril 2014, le général (2S) Elrick Irastorza a souligné la « reconnaissance que nous devions à tous ces soldats pour avoir aidé l’humanité à prendre conscience, au lendemain d’un conflit qui fut une épreuve terrible et une incontestable rupture dans sa longue histoire, que la paix entre les hommes était son bien le plus précieux ». L’échec allié aura de lourdes conséquences sur l’équilibre des forces qui s’ensuit à partir de 1916 avec l’isolement de la puissance russe. « Au diable les Dardanelles ! Elles seront notre tombe », s’était exclamé l’amiral britannique Jackie Fisher en avril 1915. En effet, au plan politique, Winston Churchill, considéré comme l’initiateur de cette calamiteuse campagne, se remettra difficilement de cette tragédie. En 2015, les cérémonies organisées par les autorités françaises rendent justice à une campagne militaire relativement peu connue de l’histoire de France. Elles contribueront, il faut l’espérer, à raviver durablement et de manière transgénérationnelle, la mémoire de l’immense sacrifice consenti par des milliers de combattants français de la Grande Guerre dans cette partie oubliée du front d’Orient : « À nous le souvenir, À eux l’immortalité » (3). notes (1) Les Anglo-Saxons font référence à la « Campagne de Gallipoli » (« Gallipoli Campaign ») et les Turcs à la « Guerre de Gelibolu/Çanakkale ». (2) Ces chiffres sont en contradiction avec les estimations officielles données après la guerre, de 10 000 morts. (3) Cette inscription figure sur une plaque commémorative du cimetière français. ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE Max Schiavon : Le front d’Orient. Du désastre des Dardanelles à la victoire finale (1915-1918) ; Tallandier, Paris, 2014 Daniel Carrasco : La bataille des Dardanelles, la guerre oubliée ; édition à compte d’auteur, 2015. Leslie Allen Carlyon : Gallipoli ; Bantam Books, Londres, 2001. Lyn MacDonald : 1915 - The Death of Innocence ; Penguin Books, Londres, 1993. Mat McLachlan : Gallipoli - The Battlefield Guide ; Hachette Australia, Sydney, 2010. Ibrahim Naci : Farewell - A Turkish Officer’s Diary of the Gallipoli Campaign, General Directorate of Nature Conservation and National Parks ; Çanakkale, 2013.
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